Ma mère aime bien voyager. Mon père, un peu moins. Parfois, pour éviter d’être seule, elle me trimballe avec elle. J’ai donc visité Malte, le Liban, la Syrie, l’Egypte, l’Italie, l’Espagne, le Maroc. De tous ces voyages, je n’ai presque aucun souvenir. Il en reste les quelques photos qu'on a prises, rituel de voyage, preuve que j’y ai été. Rien de plus.
Un seul voyage, mon premier, dont je ne garde aucune photo : Paris, décembre 1994. J’avais alors 7 ans. C’est le seul voyage dont je garde des souvenirs. Ce voyage est gravé dans ma mémoire. Il défile continûment dans ma tête. Chaque rue, chaque carrefour dans Paris me rappelle un instant de ce voyage, instant rêvé, ou imaginé, peut-être vécu. Parfois je me surprends, je me démentis. Mais en puisant dans mes souvenirs, je me remémore des détails tellement précis qui m’abattent, me laissent bouche-bée devant cette mémoire d’enfant.
Mercredi, décembre 1994. Boulevard Haussmann, quatre heures de l’après-midi. Une petite fille aux mains gelées, parce qu’elle a perdu ses gants la veille, regarde émerveillement les vitrines des galeries La Fayette, ornées pour Noël. Spectacle impressionnant : la foule qui court derrière elle, les gens qui partent dans tous les sens ; Paris qui marche, qui accélère, qui la heurte, qui s’en fout ; petite fille, collée à sa vitrine, figée, de froid et de magie, qui s’en fout aussi. Les vitrines étaient bleues. Il y avait des bateaux, de la neige, des rennes, des cadeaux. Tout pour séduire une enfant de sept ans. Maman saisit ses paumes gelées, les lui réchauffe, l’embrasse sur le front.
Ce petit coin de Paris m’attire, me captive. J’y revois toutes ces images, comme sur un écran qui défile, j’y reconstitue le film de mon premier voyage à Paris, avec ma mère. Ce petit coin est mon jardin magique, mon Eden. C’est mon enfance qui y a gravé ses marques, qui y a transcrit ses impressions, ses rêves, son imagination. Peut-être est-ce ma mère qui y ajoute une touche de sacré, d’inoubliable. Je n’en sais rien. Mais, ce petit endroit me berce quand j’ai envie de rêver. Il suffit que je ferme les yeux et que j’y pense fort, j’ai tout de suite la sensation d’être transportée vers d’autres cieux.
Jeudi. Décembre 2006. Boulevard Haussmann, deux heures de l’après-midi. Froid glacial. Petite fille a grandi. Elle a dix-neuf ans. Elle est à Paris sans sa maman. Petit coin l’attire aussi fortement. Elle y va, elle y court. Dans la même vitrine, il y avait une princesse, qu’on coiffait, qu’on chouchoutait, qu’on dorlotait, et qui faisait la tête. La vitrine n’était plus bleue mais rose. Rose, comme la vie en rose. Pourtant, à ce moment là, la vie n’était pas rose. Loin de là. Petite fille a versé des larmes, pour chauffer ses joues peut-être, pour chauffer ses mains, ou pour chauffer son cœur. Petite fille a grandi, elle n’était pas une princesse. Elle n’était rien. Plus de passions, plus d’objectifs, plus de rêves en tête. Avant, elle embarquait pour de longues heures sur les petits bateaux de la vitrine bleue de décembre 94, voyageait à travers mer, ciel, se racontait des histoires. Aujourd’hui, il n’en était rien. Petit fille était là, trimballant ses dix-neuf ans, comme on trimballerait ses 90 ans ; versant des larmes devant une princesse qui faisait la tête.
Voilà quelles étaient mes impressions en allant à mon Eden, décembre dernier. J’ai cru pouvoir retrouver une partie de moi-même. J’ai juste constaté sa perte.
[Ces mots défilent dans ma tête depuis un temps. Je ne peux les refouler plus longtemps. Je me sens mieux là J]